![La codification du droit d'auteur](http://www.ipnews.be/wp-content/uploads/2015/04/Agicoa1-667x375.jpg)
C’est passé inaperçu lors de sa mention au Moniteur belge du 3 février 2015: les sociétés de gestion des droits des producteurs audiovisuels ont introduit devant la Cour constitutionnelle (ancienne Cour d’arbitrage) un recours en annulation contre trois articles de la récente codification de la propriété intellectuelle. Ce recours est étonnant à plus d’un titre. Voyons pourquoi.
Présentation des deux sociétés de gestion concernées
La mention publiée au Moniteur est sybilline:
« Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 12 décembre 2014 et parvenue au greffe le 16 décembre 2014, un recours en annulation des articles XI.212, XI.213 et XI.225 du Code de droit économique, insérés par l’article 3 de la loi du 19 avril 2014 portant insertion du Livre XI « Propriété intellectuelle » dans le Code de droit économique, et portant insertion des dispositions propres au Livre XI dans les Livres I, XV et XVII du même Code (publiée au Moniteur belge du 12 juin 2014 et du 27 juin 2014 (errata)) a été introduit par la SC SCRL « Agicoa Europe Brussels » et la SC SCRL « Beheers- en belangenvennootschap voor Audiovisuele Producten ». Cette affaire est inscrite sous le numéro 6117 du rôle de la Cour« .
Les sociétés de gestion ayant introduit le recours en annulation sont Agicoa Europe Brussels et la Beheers- en belangenvennootschap voor Audiovisuele Producten. Ces deux sociétés sont mieux connues sous les noms d’Agicoa et de la BAVP.
Ces deux sociétés de gestion qui sont situées à la même adresse à Bruxelles gèrent les droits patrimoniaux des producteurs audiovisuels belges et internationaux et plus spécialement leurs droits de câble, droits exclusifs soumis à une gestion collective obligatoire.
Les articles visés par le recours en annulation
Le recours introduit par Agicoa et la BAVP (notez que les sociétés de gestion des auteurs ou des artistes n’ont pas suivi les producteurs dans leur démarche procédurale) ne concerne que trois articles du Livre XI du Code de droit économique: les articles XI.212, XI.213 et XI.225.
Les deux premiers articles concernent le droit à obtenir pour les artistes et les producteurs une rémunération équitable lorsque les oeuvres sont :
1° exécutées publiquement (mais à condition que cette prestation ne soit pas utilisée dans un spectacle et qu’un droit d’accès à ce lieu ou une contrepartie pour bénéficier de cette communication n’est pas perçue à charge du public);
2° radiodiffusées.
L’article XI.225 concerne lui les droits de câble (gérés on l’a lu pour les producteurs par Agicoa et la BAVP).
Les raisons du recours
Pour tenter de comprendre l’introduction de ce recours, il faut comparer les versions des textes tels qu’ils existaient avant la codification et tels qu’on peut les lire maintenant dans le Livre XI (à ce sujet, voyez nos articles consacrés aux modifications issues de la codification concernant la rémunération équitable et aux droits de câble).
Concernant les deux articles de la rémunération équitable, le recours des producteurs peut viser deux points:
- le remplacement par le gouvernement de la notion de « communication dans un lieu public » par « exécution publique » (nous avions dit à l’époque tout le mal que nous pensions de ce remplacement incompréhensible);
- le fait que la rémunération équitable est devenue une licence légale (tout comme le sont la reprographie et la copie privée) (nous avions aussi critiqué à l’époque cette modification).
Concernant l’article du droit de câble, le recours peut ici aussi viser deux points (nous ne disposons pas en ce moment d’une copie du recours des producteurs):
- l’obligation pour les parties de créer une plateforme unique de perception des droits de câble;
- le fait qu’il est clairement indiqué dans la Loi que la rémunération issue des droits de câble est à partager entre les producteurs, les artistes et les auteurs. Auparavant, les artistes et les auteurs pouvaient céder par contrat cette rémunération à leur producteur (cession qui était malheureusement réalité dans la très grande majorité des cas).
Notez que les producteurs n’ont pas, dans leur recours, visé l’article XI.214 qui prévoit que les revenus issus de la rémunération équitable doivent impérativement être partagés moitié moitié entre les producteurs et les artistes. Cet article n’est pas une nouveauté par rapport à la situation antérieure mais pouvait parfaitement aussi être attaqué. En effet, jusqu’au 12 décembre 2014 (soit six mois après la publication de la loi – la loi a été publiée le 12 juin 2014), tous les articles de la loi introduisant le Livre XI Propriété intellectuelle pouvaient être attaqués devant la Cour constitutionnelle et ce même pour les articles au contenu identique d’avant la codification. En quelque sorte, la codification a fait réouvrir une nouvelle fenêtre de six mois pour pouvoir introduire une requête en annulation devant la Cour constitutionnelle pour des articles datant parfois de 1994!
Lorsque l’on lit que la requête des producteurs a été adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 12 décembre 2014 et est parvenue au greffe le 16 décembre 2014, on peut se poser des questions quant à la validité de l’introduction du recours. Nous verrons ce que la Cour dira à ce sujet.
Critiques
Nous ne disposons pas d’une copie de la requête en annulation des producteurs audiovisuels.
Nous ignorons donc les raisons et les motivations de leur action. Rappelons que, pour qu’un recours en annulation ait une chance de succès, le demandeur doit « justifier d’un intérêt ». Autrement dit, les sociétés de gestion des producteurs devront démontrer qu’elles sont susceptibles d’être affectées personnellement, directement et défavorablement par les normes attaquées.
A comparer les textes d’avant et après la codification de 2014, nous pouvons émettre des hypothèses concernant l’action d’Agicoa et de la BAVP.
Concernant la rémunération équitable, si le recours vise le fait que, dorénavant, la rémunération équitable est devenue une licence légale, nous voyons mal, en l’état, comment ces deux sociétés de gestion peuvent être affectées personnellement, directement et défavorablement par ce remplacement. Et ce alors que le Ministre n’a encore sorti aucun nouveau tarif en la matière. Comment dès lors pouvoir démontrer que cette situation est pire que la précédente (où les tarifs étaient déterminés dans la cadre de la commission administrative rémunération équitable)?
De même, nous serions curieux de savoir comment Agicoa et la BAVP ont pu/vont devoir démontrer un intérêt quant au remplacement de la notion de « communication dans un lieu public » par « exécution publique ».
Mais attendons de lire la requête quand elle sera disponible (si elle le sera un jour) pour pouvoir nous positionner plus avant.
Par rapport à l’article XI.225 (droit de câble), les choses sont plus claires nous semble-t-il.
En effet, suite au partage obligatoire et incessible de la rémunération des droits de câble entre les auteurs, les artistes et les producteurs, ces derniers percevront dorénavant moins. Ils sont donc personnellement, directement et défavorablement affectés par cette modification.
Toutefois, afin de pouvoir arriver à faire annuler cette modification, il faut arriver à démontrer que celle-ci est en contradiction avec l’une des normes dont la Cour constitutionnelle a le contrôle. La Cour contrôle surtout le respect des normes constitutionnelles relatives aux droits fondamentaux des citoyens.
Autrement dit, les deux sociétés de gestion (dont le site internet ne fait pas mention de cette procédure) doivent arriver à démontrer que les modifications ont introduit à leur encontre un traitement discriminatoire ou disproportionné. Cette démonstration ne sera pas, à notre avis, aisée.
Nous vous tiendrons bien sûr au courant de l’évolution de cette importante procédure. Mais ne sagit-il pas ici de l’ultime essai des producteurs (après l’échec de ne pas faire voter ces modifications au Parlement) pour ne pas partager la rémunération des droits de câble avec les auteurs et les artistes?
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Pour en savoir plus sur le sujet (et notamment sur le fonctionnement de la Cour constitutionnelle belge), nous vous recommandons l’excellent ouvrage de Marie-Françoise Rigaux